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Khirâ s’étira longuement. Une brise légère agitait les peaux tannées qui couvraient les fenêtres. Des odeurs agréables provenaient de l’extérieur : fumet des pains que les femmes avaient laissés cuire pendant la nuit, effluves de la mer proche, bouquet des herbes et des fleurs des collines. Elle se leva, passa sa robe et sortit de la maison. Une activité intense régnait déjà dans le village nouvellement construit par les Chypriotes. Jokahn n’avait pas menti. Une terre les attendait bien de l’autre côté de la tempête.
Contemplant la carcasse du navire échoué sur la grève, Khirâ se remémora les deux derniers mois. Malgré le sacrifice du mouflon blanc, la dernière tempête avait achevé d’endommager le Cœur de Cypris. Des voies d’eau s’était ouvertes sous la ligne de flottaison, menaçant de faire couler le navire à brève échéance. Manœuvrant tant bien que mal, le vaisseau blessé s’était rapproché des côtes aperçues par l’homme de vigie. Sous les yeux étonnés de la jeune Égyptienne s’étaient dessinées de hautes falaises griffonnées d’arbustes squelettiques. Par endroits, elles se creusaient d’anfractuosités qui abritaient des chênes aux formes torturées et des pins parasols sculptés par les caprices des vents. Une lumière éblouissante, oscillant entre le bleu et le blanc, emplissait les yeux des navigateurs. Le vert de la végétation et l’ocre de la roche se mêlaient et s’entrecroisaient, composant une tapisserie qui contrastait avec le bleu profond des flots. Des myriades d’oiseaux planaient au gré des courants ascendants, tranchant de leurs appels rouillés et stridents le grondement lourd des vagues.
Des éperons rocheux se dressaient par endroits dans le prolongement de la côte, vestiges redoutables de falaises écroulées, qui livraient un combat perpétuel contre les assauts incessants des lames furieuses. À la fois attirés et inquiets, les marins s’étaient lentement rapprochés de ce littoral inconnu, recherchant une anse abritée pour le mouillage. Le soleil déclinait vers l’horizon lorsqu’un rivage plus hospitalier se dessina. Des rochers bordés d’une longue plage de sable s’ouvrirent sur une petite baie dans laquelle on se serait attendu à trouver un petit port. Mais l’endroit était totalement désert.
— D’après ce que je sais, expliqua Mehdik, cette île n’est guère peuplée. Les cités se trouvent plus à l’ouest. Dans cette partie orientale, on ne rencontre que des petits villages de pasteurs et de pêcheurs. Ils sont établis à l’intérieur des terres, pour éviter d’attirer les pirates.
— Il y a du bois en grande quantité, remarqua Pollys, nous trouverons là de quoi réparer notre navire.
— J’ai aperçu des chèvres et des mouflons, ajouta l’homme de proue. Ce soir, nous mangerons à notre faim.
Tash’Kor prit Khirâ contre lui. Avec la découverte de ce nouveau territoire, l’espoir lui revenait. Les dieux ne l’avaient pas abandonné. Le navire malmené s’était échoué sur la grève plutôt qu’il n’avait abordé. La dernière barre rocheuse avait eu raison de sa résistance. Il s’était disloqué avant de toucher la plage. Comme un gros animal, il avait versé sur le flanc, satisfait d’avoir mené ses passagers à bon port, mais réclamant enfin un repos bien mérité. Épuisés, la peau dévorée par le sel, les voyageurs avaient sauté dans l’eau pour rejoindre la terre ferme.
Lorsque tout le monde eut récupéré, Tash’Kor avait ordonné aux esclaves de descendre tout ce qui pouvait être sauvé. Le soir même, il avait organisé une chasse dans les collines avoisinantes. Celles-ci s’étaient révélées giboyeuses. Chèvres sauvages et mouflons y vivaient en abondance. La première nuit, on avait dormi sur la plage elle-même, enroulé dans des couvertures détrempées.
Les jours suivants, Tash’Kor avait mis l’installation sur pied. Khirâ lui avait découvert de réels talents de meneur d’hommes. Jokahn ne se trompait pas lorsqu’il affirmait qu’il savait inspirer confiance aux siens. Il n’avait pas été long à repérer les lieux et à comprendre le parti qu’il pourrait en tirer.
Comme l’avait remarqué un guerrier, le bois était abondant. À l’aide de haches de silex fabriquées à la hâte, on abattit chênes et pins, que l’on débita avec des scies de cuivre emportées de Kemit. Depuis bien longtemps, Tash’Kor n’avait pas éprouvé un tel enthousiasme. À nouveau, il avait découvert un sens à sa vie. Ce pays inconnu lui plaisait. Cette anse abritée constituait un refuge sûr. Elle était vaste et accueillante. Il y bâtirait une ville, et ses compagnons seraient le noyau d’un nouveau peuple. Avec Pollys, ils en seraient les rois, car il n’imaginait pas de dissocier son frère du gouvernement.
Il n’avait pas fallu longtemps pour que des demeures surgissent du sol, fabriquées à l’aide de poutres de chêne et de pierres scellées d’un mortier d’argile et de paille. Bien sûr, ces maisons bâties à la hâte n’avaient rien à voir avec les demeures somptueuses de Mennof-Rê, mais elles offraient un abri sûr contre la pluie et le vent. En souvenir de sa mère, Tash’Kor avait appelé le village Mallia[23].
Dix jours après le débarquement, au cours d’une expédition de chasse, on avait aperçu des bergers. Kassos, l’homme qui parlait le crétois, avait interpellé les autochtones. Un peu rassurés par le fait qu’il parlât leur langue, ceux-ci s’étaient approchés. On avait noué des liens d’amitié avec leur village, Antron, et de premiers échanges commerciaux avaient été conclus. Les indigènes ne faisaient preuve d’aucune hostilité, même si au début ils s’étaient montrés méfiants. Tash’Kor avait très vite compris pourquoi. Il avait remarqué qu’ils répugnaient à s’aventurer le long des côtes. Ils avaient repoussé avec embarras l’invitation que leur avait proposée le jeune prince afin de sceller leur amitié, Tash’Kor n’avait osé insister. Leur village était installé au sommet d’une colline, fortifié par des barrières d’épieux hérissés, au bout d’un chemin truffé de pièges grossiers. Le jeune prince avait fini par apprendre la raison de cette hantise de la mer. Selon eux, les profondes anfractuosités qui creusaient les falaises abritaient des créatures épouvantables qui parfois dévastaient les villages installés sur la côte. Tash’Kor eut beau leur expliquer qu’ils n’avaient aperçu aucun monstre, les indigènes ne voulurent pas en démordre. Ils se sentaient plus en sécurité loin de la mer. Mais leur angoisse avait une autre origine. Ils redoutaient les intrusions d’un ennemi terrifiant, dont Kassos ne parvint pas à traduire correctement le nom.
— C’est curieux, dit-il, on dirait qu’ils parlent d’hommes-taureaux. Ça ne veut rien dire.
On avait bien repéré des troupeaux d’aurochs sauvages dans les montagnes du sud, mais ceux-ci ne présentaient aucun danger. Ils offraient au contraire une merveilleuse réserve de chasse, que l’on pratiquait en réunissant les populations des différents villages de la région, tous installés dans les collines.
Les indigènes étaient en majorité des bergers, mais on rencontrait aussi parmi eux des cultivateurs, qui pratiquaient une agriculture grossière, sans aucun rapport avec celle de Kemit. Elle se limitait à quelques champs d’un épeautre à demi sauvage et d’un peu d’orge. On pratiquait également la cueillette des fruits, notamment des olives, dont les autochtones faisaient une grande consommation. Khirâ s’offrit à leur enseigner quelques bribes de son savoir. Quelques jours plus tard, elle avait été adoptée par les îliens. Pour la première fois depuis longtemps, elle avait l’impression de revivre. Ce pays était profondément différent de Kemit, avec ses falaises qui tombaient à pic dans la mer, et sa forêt abondante. En comparaison, la Basse-Égypte, avec ses terres plates, sans le moindre relief, lui semblait un autre monde.
Elle ne voulait plus réfléchir. La mort de Seschi hantait son esprit. Elle n’avait pu dissiper son sentiment de culpabilité. Afin de ne pas sombrer dans la désolation, elle s’abrutissait de travail, participant à toutes les activités, et celles-ci ne manquaient pas. La plupart du temps, elle parcourait les collines, l’arc en bandoulière, en compagnie de Tash’Kor et de quelques indigènes fascinés par son adresse. Il fallait nourrir la petite communauté. Mais il lui arrivait aussi de prendre part à la construction des maisons, au tannage des peaux, à la confection d’armes nouvelles, à la coupe des arbres. Le soir, elle s’écroulait dans les bras de Tash’Kor. Malgré leur épuisement, ils trouvaient encore la force de faire l’amour jusqu’à sombrer dans un sommeil réparateur, trop profond pour laisser la place aux cauchemars ou aux pensées moroses.
Khirâ ne savait pas si sa famille lui manquait. Elle avait surmonté le stupide dégoût de soi qui l’avait envahie lorsqu’elle avait appris qu’elle n’était pas la fille de l’Horus. Elle devait aller jusqu’au bout de son erreur. Elle avait choisi de quitter Kemit, d’abandonner les siens, sur un coup de tête qu’elle regrettait désormais. Mais elle avait découvert une vie nouvelle, riche en enseignements, en projets. Tash’Kor, Pollys et elle étaient en train de bâtir une ville nouvelle. Avec le temps, celle-ci se développerait. Alors, peut-être pourrait-elle retourner en Égypte, en tant que suzeraine d’un nouveau royaume. Elle nouerait alors de fructueuses relations commerciales avec le Double-Royaume, qui leur accorderait sa protection. Tels étaient les sujets de conversations qu’elle entretenait avec les jumeaux le soir, lorsque les bêtes abattues dans la journée rôtissaient sur les feux de camp, et que la petite communauté était réunie pour le repas. C’était alors un grand moment de détente, fait de chants, de danses. Khirâ avait emporté une harpe qui, par miracle, avait échappé à la tempête. Ayant hérité de la voix exceptionnelle de sa mère, elle envoûtait ses compagnons avec des mélodies venues tout droit des rives du fleuve-dieu. Tash’Kor et Pollys possédaient eux aussi des voix justes, et peu à peu, les indigènes, attirés, prirent l’habitude de venir écouter ces chants nostalgiques arrivés d’un monde qu’ils ne connaîtraient jamais.
Tash’Kor avait tenu compte des avertissements de ses nouveaux alliés. Il avait fait installer des postes de garde à l’entrée de la baie et à différents points stratégiques. Mais, au bout de deux mois, la vigilance des gardes s’était quelque peu relâchée en raison de la sérénité des lieux.
Khirâ ne se rendit pas immédiatement compte que quelque chose d’anormal était en train de se produire. Autour d’elle, les Chypriotes sortaient des maisons, bâillant, s’étirant, et s’interpellant joyeusement, Jokahn et quelques autres étaient absents. Ils avaient passé la nuit dans le village voisin. Passionné par toutes les nouveautés, le vieux mage s’était intéressé aux coutumes des autochtones et passait de nombreuses heures à bavarder avec le sorcier local.
Tash’Kor était déjà sur le Cœur de Cypris, dont la remise en état était pratiquement achevée. Elle voulut le rejoindre. Soudain, elle le vit tourner la tête en direction du poste de garde oriental. Elle l’imita et crut être l’objet d’une hallucination. La sentinelle ayant assuré la dernière veille titubait, comme sous l’effet de l’alcool. Puis elle poussa un hurlement et s’écroula. Chacun découvrit alors la hache plantée dans son dos. Ils étaient attaqués. Aussitôt, Tash’Kor rameuta ses guerriers. Après un bref moment d’hésitation, ceux-ci réagirent et se précipitèrent sur leurs armes. Les femmes elles-mêmes se saisirent d’épieux de fortune, de poignards de silex ou de casse-tête.
Mais il était déjà trop tard. Une horde surgie de l’aube envahit le village en quelques instants. Khirâ comprit alors pourquoi les autochtones construisaient leurs villages à l’intérieur des terres. L’ennemi avait profité des dernières heures de la nuit pour cerner le village dans le plus grand silence. Trois fois supérieur en nombre, il n’eut aucune peine à déborder les Chypriotes, malgré la résistance acharnée que ceux-ci lui opposèrent. Visiblement, les assaillants cherchaient plus à faire des prisonniers qu’à massacrer. Ils utilisaient des filets qu’ils lançaient sur leurs victimes afin de paralyser leurs mouvements. Dès les premiers instants du combat, Tash’Kor ordonna aux femmes de tenter de s’enfuir. Si quelques-unes réussirent à gagner l’abri de la forêt proche, en partie déboisée par la construction du village, la plupart furent capturées avec leurs compagnons. Malgré leur courage et leur lutte acharnée, les jumeaux comprirent que toute résistance était inutile. Tash’Kor préféra déposer les armes. Le combat n’avait pas duré plus d’une heure. Trois Chypriotes avaient été tués, et l’un des agresseurs succomba très vite à ses blessures.
Plus tard, les membres entravés, les prisonniers étaient réunis sur la grève, surveillés par leurs vainqueurs. Trois navires avaient pénétré dans la baie, pour embarquer les captifs. Furieux de s’être laissé prendre au piège, Tash’Kor ne desserrait pas les dents. Il ne se faisait aucune illusion : c’était l’esclavage qui les attendait. Il aurait voulu hurler son dépit et sa colère. Il n’avait pas voulu tenir compte des avertissements des indigènes. La rage au cœur, il vit l’ennemi incendier le village. Tandis qu’on les entraînait sans ménagement à bord du Cœur de Cypris, dont l’ennemi s’était emparé, les flammes se mirent à dévorer les maisons, anéantissant le travail fourni depuis deux mois, et surtout l’espoir qu’elles portaient. Lorsque les navires quittèrent la baie, Mallia n’était plus qu’un gigantesque brasier.